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Samedi 1er janvier 1966

 

Peu avant 8 heures, Carmine fut tiré d’un profond sommeil par la sonnerie du téléphone. Pour la première fois, depuis près de trois mois, il avait décidé de passer la journée à dormir. Non qu’il ait fêté la fin de l’année 1965 ; elle avait été l’une des plus éprouvantes de sa vie, et il avait bien des raisons de penser que 1966 serait encore pire. Il était donc resté seul dans son appartement, à regarder sur son téléviseur les foules qui, à New York, avaient envahi Times Square. Il avait songé à inviter Desdemona avant d’y renoncer, craignant qu’elle ne soit un peu lassée de sa compagnie. Chaque fois qu’elle mangeait dehors, il l’accompagnait et payait la note, en dépit de ses protestations. Il s’était donc couché peu avant minuit, et avait dormi comme un loir.

— Delmonico, dit-il en décrochant.

— Ici Danny, dit la voix de Marciano. Carmine, il faut que tu ailles à New London immédiatement. Il y a eu un autre enlèvement à Groton, sur Dublin Road. Abe et Corey t’accompagneront, Patrick aussi. Les flics de là-bas vous attendent.

Carmine sentit la sueur lui couler sur le front.

— Mais c’est impossible ! lança-t-il. Il ne s’est passé qu’un mois depuis l’enlèvement de Francine. Le tueur n’aurait dû frapper que fin janvier.

— On n’est pas sûr que ce soit le même gars. L’enlèvement a eu lieu pendant la nuit. Les flics de New London sont un peu dépassés. Il faudra que tu leur expliques ce que nous savons.

 

Abe au volant, ils parcoururent en un temps record les soixante kilomètres les séparant de New London, suivis dans un van par Paul et Patrick.

— Trente jours ! Ça ne fait que trente jours ! s’écria Abe, jusque-là silencieux, alors qu’ils étaient presque arrivés.

— Tourne juste après le pont, dit Corey, une carte sur les genoux. Carmine, il est impossible que ce soit le même gars.

— Calme-toi, on le saura dans quelques minutes.

L’endroit était facile à trouver : on aurait dit que toutes les voitures de police du comté étaient garées dans Dublin Road, peuplée d’habitations modestes.

Un policier leur indiqua la maison, peinte en gris, le genre de demeure dont le propriétaire devait être ouvrier. Un seul regard en sa direction suffit à accabler Carmine : sans doute occupée par une famille respectable et respectée, une cible parfaite pour le tueur.

— Tony Dimaggio, dit un homme en uniforme de capitaine en tendant la main à Carmine. Une Noire de seize ans nommée Margaretta Bewlee a été enlevée pendant la nuit, par la fenêtre de sa chambre, d’après le père. Je n’ai laissé aucun de mes gars approcher, de peur de détruire des indices. La mère est effondrée, mais M. Bewlee tient le coup.

— J’entre dès que j’aurai conduit le docteur O’Donnell près de la fenêtre. Merci de votre prévoyance, Tony.

La famille se composait des parents, d’une jeune fille et de deux garçons d’une dizaine d’années, tous très noirs de peau.

— Monsieur Bewlee ? Lieutenant Delmonico. Dites-moi ce qui s’est passé.

Le père réussit à se dominer : perdre le contrôle de lui-même pouvait mettre en danger la vie de Margaretta, et il le savait. Son épouse, encore en pantoufles et en peignoir, regardait fixement devant elle, comme changée en statue de pierre.

— Nous avons fêté le Nouvel An, puis nous sommes allés au lit, lieutenant. Nous ne sommes pas des couche-tard, nous pouvions à peine garder les yeux ouverts.

— Personne n’avait rien bu d’alcoolisé ?

— Non, rien que des jus de fruits, répondit le père en jetant à Carmine un regard implorant, comme s’il ne savait pas ce qui lui arrivait.

— Où travaillez-vous, monsieur ?

— Je suis soudeur de précision à Electric Boat, je dois être augmenté le mois prochain. Nous comptions en profiter pour déménager dans une maison un peu plus grande.

L’homme s’interrompit, et des larmes lui coulèrent sur le visage.

— Présentez-moi vos enfants, monsieur Bewlee.

Le père se reprit.

— Voici Linda, qui a quatorze ans. Hank en a onze, Ray dix. Notre dernier-né s’appelle Terence, il a deux ans et dort habituellement dans notre chambre. Linda l’a confié à notre voisine, Mme Spinoza. Nous nous sommes dit qu’il était inutile que... que...

Il mit la tête dans ses mains et s’efforça de se reprendre.

— Je suis désolé, je... je ne peux pas...

— Prenez votre temps, monsieur Bewlee.

— Etta, comme nous l’appelons, partage une chambre avec Linda.

Partage ?

— Oui, lieutenant, elles sont deux. Nous nous sommes levés assez tard, ma femme a préparé le petit déjeuner, puis elle a appelé les filles. Linda a dit qu’Etta était aux toilettes, mais en fait c’était l’un des garçons. Nous l’avons cherchée sans résultat, et c’est alors que j’ai décidé d’appeler la police. J’ai pensé au monstre, évidemment, mais ça ne peut pas être lui, n’est-ce pas ? Etta est comme nous tous, noire. Ce n’est pas ce qu’il cherche, lieutenant, n’est-ce pas ?

Comment répondre à une telle question ? Carmine se tourna vers Linda et sourit.

— C’est comme ça que ça s’est passé ?

— Oui, monsieur, répondit-elle en reniflant.

— Etta et toi êtes allées vous coucher en même temps ?

— Oui, monsieur, vers minuit et demi.

— Ton père dit que vous aviez tous sommeil, c’est ça ?

— Oui, nous étions épuisées.

— Donc, vous vous êtes couchées toutes les deux. Vous avez parlé ensemble, une fois au lit ?

— Non, monsieur. Je me suis endormie aussitôt.

— Tu as entendu du bruit pendant la nuit ? Tu t’es levée pour aller aux toilettes ?

— Non, j’ai dormi jusqu’à ce que maman nous appelle. J’ai pensé qu’il était bizarre qu’Etta soit déjà levée. Elle dort toujours à poings fermés. Ensuite, j’ai cru qu’elle était aux toilettes, mais quand j’ai frappé à la porte, c’est Hank qui a répondu.

Elle avait un très beau visage, de grands yeux bruns, des lèvres pleines. Margaretta devait avoir le même.

— Tu ne penses pas qu’Etta aurait pu s’enfuir ?

Les grands yeux s’agrandirent encore.

— Mais pourquoi ? répondit-elle simplement, comme si l’idée était trop absurde pour qu’on y réfléchisse.

Oui, pourquoi ? Une adolescente paisible, charmante, docile, comme toutes les autres.

— Quelle est sa taille ?

— Un mètre soixante-seize, monsieur.

— Elle a une jolie silhouette ?

— Elle pense que non, parce qu’elle est mince, et ça la déprime, parce qu’elle voudrait être une star comme Dionne Warwick.

Grande et mince. Noire.

— Merci, Linda. Personne n’a rien entendu cette nuit ?

Personne n’avait rien entendu.

M. Bewlee donna une photographie à Carmine, qui contempla alors une jeune fille ressemblant tout à fait à Linda. Et aux autres.

 

Patrick arriva, portant sa trousse.

— Où est ta chambre, Linda ?

— La deuxième pièce à droite, monsieur. Mon lit est celui de droite.

— Patrick, tu as vu quelque chose montrant qu’il est passé par la fenêtre ?

— Rien. Le sol est complètement gelé. J’ai laissé Paul dehors pour qu’il voie si je n’avais rien négligé, mais je ne crois pas.

Ils entrèrent dans une petite chambre parfaitement en ordre : murs peints en rose, un placard pour chacune des filles, un tapis entre les lits. Au-dessus de celui d’Etta, un grand poster de Dionne Warwick, et un, plus petit, de Mary Bell. Le lit de Linda était surmonté d’un rayonnage abritant une demi-douzaine d’ours en peluche.

— La literie est à peine dérangée, dit Patrick, qui se pencha pour renifler l’oreiller. De l’éther, et pas du chloroforme.

— Tu en es sûr ? L’éther s’évapore en quelques secondes.

— Tout à fait ! Mais avec le nez que j’ai, je pourrais travailler dans la parfumerie. Le tueur lui a posé un chiffon imbibé d’éther sur le visage, puis l’a soulevée et l’a emmenée en passant par la fenêtre.

Patrick se dirigea vers elle, l’ouvrit et la referma avant de conclure :

— Et voilà, pas un bruit !

— Bon Dieu, Patrick, il a quand même un sacré sang-froid. Une fille qui doit faire dans les cinquante kilos, sa sœur qui dort à moins d’un mètre... Si elle s’était réveillée...

— Carmine, les mômes dorment comme des souches. Margaretta ne s’est sans doute même pas réveillée, à en juger par l’état des draps. Pas la moindre trace de lutte. De toute façon, tout ça a dû prendre moins de deux minutes.

— Et la fenêtre ?

— Elle doit être fermée depuis qu’il fait froid, et les filles n’avaient aucune raison de l’ouvrir : l’hiver est beaucoup plus glacial ici qu’à Holloman. Je suis tenté de penser que le tueur l’a trafiquée au préalable.

Paul arriva en secouant la tête.

— Alors, on va tout regarder ici, dit Patrick, et on emporte la literie de Margaretta, en faisant bien attention à l’oreiller.

Il se tourna vers Carmine.

— Si elle est grande, mince, et noire, alors le tueur a changé de paramètres. C’est peut-être quelqu’un d’autre.

— Tu veux parier ?

— Quand même... trente jours seulement, une nouvelle technique d’enlèvement, un autre type de victime...

— Je sais. Mais le facteur le plus important reste le même : une jeune fille aussi pure et innocente que les autres. Je ne crois pas que nous ayons réussi à lui faire très peur. Il travaille conformément à un plan, et tout ça en fait partie. Douze filles en vingt-quatre mois... Peut-être qu’il va changer de rythme. C’est une nouvelle année... Peut-être que la taille et la couleur de peau n’ont pas d’importance pour la nouvelle fournée, ou peut-être que Margaretta représente le nouveau type. En tout cas, Patrick, ne doute jamais d’une chose : c’est bien notre gars, et personne d’autre.

Carmine laissa derrière lui Abe et Corey. Ils rentreraient avec Patrick après avoir frappé à toutes les portes de Dublin Road, pour demander si quelqu’un avait vu ou entendu quelque chose pendant la nuit. Sans grand espoir : tout le monde l’avait passée à boire et à faire la fête.

Il était 10 h 30 quand la Ford du lieutenant s’engagea sur le chemin d’accès des Smith, long et sinueux, qui prenait fin au pied d’une très grande demeure à bardeaux blancs, au sommet d’un tertre, percée de fenêtres aux volets vert sombre. Elle était entourée d’un peu plus de deux hectares de terrain, presque entièrement couverts d’arbres de haute tige. De toute évidence, les Smith n’étaient pas portés sur le jardinage.

Une jolie femme d’une quarantaine d’années – l’épouse du Prof, forcément – vint répondre au coup de sonnette de Carmine et, quand il se fut présenté, ouvrit grand la porte. La maison était meublée comme le suggérait l’extérieur : de jolies choses pour lesquelles on avait mis le prix, mais un peu conventionnelles, sans rien d’audacieux. En tout cas, les Smith pouvaient apparemment se permettre d’acheter tout ce qui leur plaisait.

— Bob est quelque part dans la maison, dit Eliza Smith. Accepteriez-vous une tasse de café ?

— Oh que oui ! Merci.

Carmine la suivit dans une cuisine artistement travaillée pour avoir l’air centenaire.

Deux jeunes garçons arrivèrent alors qu’elle lui servait son café. Carmine était habitué aux gamins qui le bombardaient de questions, tant sa profession leur paraissait prestigieuse, et les histoires de meurtre bien meilleures que tout ce qu’on pouvait voir à la télévision. Mais Bobby et Sam paraissaient plus craintifs que curieux. Ils s’éclipsèrent dès que leur mère leur eut donné l’ordre de trouver leur père.

— Bobby n’est pas bien, soupira Eliza.

— La pression doit être considérable.

— Non, ce n’est pas ça. Son problème, c’est qu’il n’a pas l’habitude des choses qui tournent mal. Bob a toujours eu la vie facile. Les ancêtres qu’il fallait, beaucoup d’argent dans la famille, premier de la classe partout... Il a obtenu tout ce qu’il a voulu, y compris la direction du Hug, alors qu’il n’avait que trente ans. On l’a toujours couvert d’éloges.

— Jusqu’à maintenant, répondit Carmine en buvant sans enthousiasme le médiocre café qu’elle lui avait servi. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a paru déprimé.

— Très déprimé. Il ne se reprend un peu que quand il descend dans la cave. C’est là qu’il est aujourd’hui. Et qu’il sera demain.

Le Prof arriva, l’air un peu hagard.

— Lieutenant, je ne vous attendais pas. Bonne année !

— Non, professeur, elle n’est pas bonne. Je reviens tout juste de Groton où une autre jeune fille a été enlevée.

Smith s’effondra sur une chaise, livide.

— Pas au Hug ! Pas au Hug !

— À Groton, professeur. Groton.

Eliza se leva et, avec une gaieté feinte, dit à son mari :

— Bob, montre donc ta folie au lieutenant !

Félicitations, madame Smith, se dit Carmine.

Elle savait parfaitement qu’il n’était pas venu présenter ses vœux, et qu’il s’apprêtait à demander s’il pouvait, officieusement bien sûr, inspecter la maison. Elle avait donc pris le taureau par les cornes, et contraint le Prof à une coopération dont il n’avait probablement guère envie.

— Ma folie ? Oh, ma folie ! Bien sûr, dit Smith. Cela vous dirait, lieutenant ?

— Avec plaisir, répondit Carmine en abandonnant sans regret sa tasse de café.

 

La porte donnant sur la cave était équipée de plusieurs serrures manifestement installées par un professionnel. L’escalier de bois était assez mal éclairé ; en bas des marches, Smith alluma un interrupteur qui répandit une lumière aveuglante dans la pièce, qui était immense. Carmine resta bouche bée.

Une table à peu près carrée, d’une quinzaine de mètres de côté, remplissait la cave tout entière. Elle était couverte d’un décor d’allure très réaliste : des collines, des vallées, des montagnes, des forêts aux arbres minuscules. Des rivières y coulaient, un minuscule lac était accroché sur le flanc d’un cône volcanique, une ville s’étendait dans une plaine, une autre était nichée entre deux hauteurs. Et partout on apercevait des rails luisants. Les cours d’eau étaient traversés par des ponts d’acier dont on distinguait jusqu’au plus minime rivet, un ferry s’avançait sur un plan d’eau, un viaduc aux arches superbes s’élançait parmi les montagnes.

Les trains étaient bien sûr de toute beauté. Le Superchief fonçait à toute allure au milieu d’une forêt, deux locomotives diesel traînaient un ensemble de réservoirs à pétrole et de wagons de marchandises en bois remplis de charbon. Un train de banlieue était arrêté dans une gare, et c’était bien le seul : Carmine en compta dix autres, tous en marche, à des vitesses variées. Il avait l’impression de survoler le monde en montgolfière.

— Je n’ai jamais rien vu de tel de toute ma vie, dit-il sincèrement. Je ne trouve même pas les mots.

— J’ai commencé quand nous nous sommes installés ici, voilà seize ans, dit le Prof, qui reprenait des couleurs. Tous sont électriques, mais plus tard, dans la journée, je passerai à la vapeur.

— À la vapeur ? Vos trains sont alimentés au bois ? Au charbon ?

— À dire vrai, je brûle de l’alcool pour obtenir de la vapeur, mais le principe est le même. C’est beaucoup plus amusant qu’avec l’électricité.

— Vous et vos garçons devez passer du bon temps ici.

Le Prof se rembrunit, et il passa dans son regard quelque chose qui fit frissonner Carmine. Il y avait de l’acier par-delà la déprime et l’égocentrisme.

— J’ai interdit à mes fils de venir ici. Il y a quelques années, du temps où il n’y avait pas de serrures à la porte, ils sont entrés et ont tout saccagé. Saccagé ! Il m’a fallu quatre ans pour réparer les dégâts. Ça m’a brisé le cœur.

Carmine préféra changer de sujet.

— Comment parvenez-vous au milieu de la table ? Vous vous servez d’un treuil ?

— Non, je passe en dessous. L’ensemble est assemblé par sections, dont chacune est assez petite. J’ai fait installer par un ingénieur hydraulicien un système qui me permet de soulever chacune d’elles aussi haut qu’il faut, et de la déplacer, pour que je puisse procéder à des modifications en restant debout. Il s’agit surtout de nettoyer, d’ailleurs. Pour passer du diesel à la vapeur, il me suffit de conduire un train jusqu’au bord, voyez ?

Le Superchief changea de trajet, traversa plusieurs aiguillages tandis que les autres convois s’immobilisaient, et s’arrêta en bordure de la table.

— Cela vous ennuie si je jette un coup d’œil à votre système, professeur ?

— Pas du tout, répondit Smith en lui tendant une lampe torche. Prenez ça, il fait plutôt noir là-dessous.

Il y avait des béliers hydrauliques, des cylindres et des tiges partout mais, bien qu’il ait rampé sous toute la table, Carmine ne trouva ni trappes dissimulées, ni compartiments secrets. Le sol de béton était parfaitement lisse et bien entretenu.

Il était resté suffisamment enfant pour que l’idée de passer le reste de la journée à jouer avec les convois du Prof le mette en extase, mais il se résolut à quitter Smith après s’être assuré que l’endroit ne contenait que des trains. Quand il demanda à Eliza s’il pouvait inspecter le reste de la demeure, elle accepta aussitôt et lui fit visiter toute la maison. Le seul moment où elle parut un peu gênée fut quand, dans la salle à manger, ils aperçurent un fouet posé sur le buffet. Ainsi donc, le Prof battait ses enfants, et sans ménagements. Carmine repensa alors à son père, qui faisait de même, jusqu’à ce que son fils devienne plus grand que lui.

Le lieutenant se rendit ensuite chez les Ponsonby, qui habitaient non loin de là. L’endroit était désert. Les portes du garage, restées ouvertes, permettaient d’apercevoir une Mustang écarlate. Desdemona n’était pas la seule à rouler dans un V8 décapotable ! Mais pas de trace du break que Carmine avait vu garé sur le parking du Hug. Charles Ponsonby devait être sorti avec sa sœur.

Il entra dans la première cabine téléphonique qu’il trouva et contacta Marciano :

— Danny, envoie quelqu’un inspecter la cabane de Walter Polonowski. S’il y est avec Marian, laissez-les tranquilles, mais s’il est seul, demandez à jeter un coup d’œil, assez poliment pour qu’il ne se souvienne pas qu’il existe des mandats de perquisition.

— Carmine, qu’est-ce que tu penses de l’enlèvement de Groton ?

— Oh, c’est notre gars, mais ça va être difficile à prouver. Il commence la nouvelle année en changeant de méthodes. Discute avec Patrick dès qu’il sera revenu. Je fais le tour des maisons des membres du Hug. Non, non, pas de panique, je me contente de passer devant. Encore que si je trouve quelqu’un, je compte bien demander à inspecter caves et greniers. Si tu savais ce qu’il y a dans celle du Prof ! C’est incroyable.

Il appela les Finch, mais personne ne répondit. Les Forbes, quant à eux, disposaient d’un répondeur. Carmine apprit ainsi que le docteur Forbes était à Boston pour le week-end. L’appareil donnait un numéro qu’il composa aussitôt.

— Je viens d’apprendre qu’une autre fille a été enlevée, lança Forbes d’un ton irrité. Inutile de me suspecter, lieutenant. Ma femme et moi sommes ici avec notre fille, Roberta, qui vient d’être admise en obstétrique-gynécologie.

Je commence à être à court de suspects, soupira Carmine, qui raccrocha, puis remonta dans la Ford.

Arrivant à Holloman, il voulut découvrir comment Tamara Vilich passait le week-end.

Après avoir regardé qui sonnait à travers la porte vitrée, elle ouvrit, vêtue d’une robe de soie écarlate fendue jusqu’aux hanches.

Encore une de ces femmes qui ne portent jamais de sous-vêtements, songea Carmine.

— On dirait que vous avez besoin d’une tasse de café, dit-elle. Entrez.

— C’est joli chez vous, répondit-il en regardant autour de lui.

— C’est un commentaire si banal qu’il en a l’air un peu bidon.

— C’est juste histoire de faire la conversation.

— Alors, discutez avec vous-même pendant que je prépare le café.

Elle disparut dans la cuisine, le laissant contempler le décor. Tamara avait des goûts très modernes : couleurs vives, fauteuils de cuir, chrome et verre. Mais Carmine y prit à peine garde, tant les peintures accrochées aux murs monopolisaient son attention. Un triptyque occupait la place d’honneur. Le panneau de gauche représentait une femme nue, à la peau cramoisie, au visage grotesquement hideux, agenouillée devant une statue de Jésus d’allure phallique. Le panneau central la montrait étendue sur le dos, jambes écartées, la statue dans la main gauche. Sur celui de droite, elle se l’était insérée dans le sexe, et son visage semblait exploser, comme s’il avait été frappé par une balle.

Carmine choisit de s’asseoir à un endroit d’où il pourrait ne pas voir cette... chose.

Les autres tableaux étaient moins obscènes que violents, mais il n’en aurait voulu aucun pour l’exposer chez lui. Une faible odeur de peinture et de térébenthine l’amena à penser que Tamara en était l’auteur. Mais qu’est-ce qui pouvait bien la pousser à choisir de tels sujets ? Le cadavre décomposé d’un pendu, un visage vaguement humain bavant et grimaçant, un poing fermé dont coulait du sang... Peut-être Charles Ponsonby aurait-il apprécié... Mais Carmine avait l’œil suffisamment aiguisé pour estimer que la technique n’était pas fameuse – non, tout cela n’était pas assez bon pour retenir l’intérêt d’un connaisseur aussi difficile que ce cher Charles. Elle est soit fêlée, soit plus cynique que je ne l’aurais cru, songea Carmine.

— Vous aimez mes œuvres ? demanda Tamara en venant le rejoindre.

— Franchement non. Je trouve ça malsain.

Elle éclata de rire.

— Je vais vous expliquer, lieutenant. Je peins tout cela pour un certain marché, qui le désire si fort qu’il n’en a jamais assez. Le problème, c’est que ma technique est insuffisante, si bien que je ne peux vendre mes œuvres que pour leurs sujets.

— Ce qui veut dire, pour des clopinettes.

— En effet. Mais peut-être arriverai-je un jour à gagner ma vie avec. Le meilleur moyen, ce serait de faire des estampes à tirage limité, mais j’ignore tout de la technique, il me faudrait des leçons que je ne peux m’offrir.

— Vous remboursez toujours les détournements de fonds au Hug ?

Elle se redressa d’un bond et partit dans la cuisine sans répondre.

Son café était excellent. Carmine le but avidement, et fit honneur à une part de tarte aux pommes sortie du frigo.

— J’ai cru comprendre que l’endroit vous appartenait ?

— Vous espionnez toujours les gens de la sorte ?

— Bien sûr. Ça fait partie du boulot.

— Et vous avez le culot de me trouver malsaine ! Oui, en effet, la maison est à moi. Je loue le premier étage à un interne en radiologie de la fac et à sa femme, qui est infirmière ; le second à deux ornithologues lesbiennes qui travaillent dans la tour de biologie. Les loyers m’ont permis de m’en sortir depuis... mes petits ennuis.

Vas-y, Tamara, crâne, ça te va mieux que de feindre l’indignation.

— Le professeur Smith a laissé entendre que c’était votre époux qui avait eu cette idée.

Elle eut un rictus méprisant.

— On dit toujours qu’on ne fait pas ce qu’on n’a pas envie de faire. Qu’en pensez-vous ?

— Que vous deviez beaucoup l’aimer.

— Quelle finesse d’analyse, lieutenant ! Je suppose que oui, même si aujourd’hui je me demande ce que je lui trouvais.

— Laissez-vous vos locataires se servir de la cave ?

— Pourquoi cette question ?

— Un autre enlèvement. La nuit dernière, à Groton.

— Ce qui vous fait penser, vu ce que je peins, que je suis une psychotique dont la cave ruisselle de sang ? Regardez où vous voulez, je m’en fous !

Se levant, elle passa dans une pièce qui, comprit Carmine, était son atelier, mais avait dû être autrefois une chambre d’amis.

La prenant au mot, il inspecta la cave, sans rien trouver d’autre qu’un rat mort dans un piège. La chambre à coucher était plus intéressante : cuir noir, draps de satin noir, un lit dont le cadre s’ornait d’une paire de menottes, une peau de zèbre sur le sol, la tête ornée de deux yeux de verre rouge. Je parie que ce n’est pas toi qui reçois les coups de fouet, petite, se dit Carmine. Mais qui. alors ?

Il y avait sur la table de chevet un cliché dans un cadre d’argent, représentant une femme âgée, d’allure assez sévère, qui ressemblait fort à Tamara, et devait être sa mère. Il le prit, comme pour l’examiner distraitement, puis sortit la photo. Bingo ! Derrière maman se dissimulait une photo de Keith Kyneton, entièrement nu, et monté comme un étalon. Quelques secondes suffirent pour que la mère reprenne la place d’honneur. Quelle naïveté de croire que ce cadre était une cachette sûre ! Je sais qui tu es, désormais, Tamara Vilich. Peut-être fouettait-elle les autres, mais pas lui ; sa femme risquerait de s’en rendre compte. Jouaient-ils à des petits jeux ? Celui de la nourrice qui change ses couches ? L’infirmière qui effectue un lavement ? Une prostituée qui le lève dans un bar ?

 

Carmine rentra dans son immeuble, sortit de l’ascenseur au neuvième étage et appuya sur le bouton de l’interphone de Desdemona.

— Il y a eu un nouvel enlèvement, dit-il en entrant et en ôtant son pardessus.

— Mais cela ne fait qu’un mois !

Il regarda autour de lui, aperçut le panier à couture et la nappe en cours de réalisation. Découragé, d’humeur sombre, cherchant quelqu’un à qui s’en prendre, il dit :

— Desdemona, pourquoi êtes-vous si pingre ? Pourquoi ne pas vous offrir quelques fantaisies, au lieu de mener une vie aussi frugale ? Pourquoi ne pas vous acheter une jolie robe de temps en temps ?

Elle resta immobile, lèvres pincées, avec dans le regard un chagrin qu’il n’y avait jamais vu.

— Je suis une vieille fille, j’économise pour mes vieux jours, répondit-elle d’un ton égal. De plus, dans cinq ans, je rentrerai chez moi, dans un monde sans violence, sans flics agitant leurs armes, sans monstre du Connecticut. Voilà pourquoi.

— Je suis navré, je n’aurais pas dû... Pardonnez-moi.

— Pas aujourd’hui, en tout cas, et peut-être jamais.

Elle ouvrit la porte et jeta son pardessus dans le couloir.

— Bonne journée, lieutenant Delmonico.